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Il est assis là depuis toujours. Le temps l’a vieilli mais ce sont les hommes qui l’ont le plus usé.

Il y a eu les premiers, ceux qui l’ont mis là. Ce fut toute une histoire pour le monter le long de la falaise et le faire rentrer dans cette chambrette du temple suspendu.

A sa naissance, c’était un gros bébé éveillé et il avait déjà la même bonhomie.

Chine 7 (17)Puis il y eut ses premiers admirateurs, se prosternant devant lui, caressant ses mains et lui baisant les pieds. Certains murmuraient, d’autres baissaient la tête sans oser le regarder. Tant et si bien que jamais il ne vit leurs yeux.

Ce fut probablement la période la plus fatigante de son existence. Cette sollicitation permanente, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit le rendit insomniaque.

Rapidement, comme s’ils pensaient qu’il pouvait s’ennuyer, les humains lui flanquèrent deux acolytes, un de chaque côté. Il ne les avait jamais vus mais ils lui ressemblaient étrangement. La protubérance crânienne en moins et un rien plus habillés peut-être. Et surtout ces deux là se tenaient debout, pas assis en tailleur comme lui.

Parfois les hommes se faisaient rares. Dehors il voyait la neige tomber. Les journées étaient longues et les nuits bien davantage. Puis l’air se réchauffait, les flocons blancs laissaient place à la pluie mais de là où il était, il ne voyait aucun autre changement sur la montagne en face. Elle restait rocailleuse et marron clair en toutes circonstances.

C’est à cette période qu’il perdit ses couleurs. L’inaction était pire que tout, pire que son genou qui le démangeait et que même la main posée dessus ne permettait pas de soulager. Ses deux acolytes tenaient entre eux de longues conversations mais ne semblaient pas parler la même langue.

Parfois des groupes passaient, des hommes maigres et vêtus d’un simple drap, des hommes riches et correctement vêtus, des marchands, des héritiers, des soldats. Rarement des femmes. La plupart du temps, ils baissaient la tête mais ils avaient deux yeux, il l’aurait juré.

Ce fut la période la plus longue de son existence. A cette époque, ses propres yeux, étaient grand ouverts en permanence, les trois.

Et puis un jour des humains différents arrivèrent. Ils étaient habillés d’une couleur qu’il n’avait jamais vue. Ces humains là parlaient fort et se tenaient droit, ne se prosternaient pas. Ils avaient un troisième œil rouge et en étoile. Mais ils ne le regardaient pas davantage. L’un deux lui arracha la main posée sur le genou gauche et un autre donna un coup de pied dans celle qui était tournée vers le plafond aux dragons. La douleur lui fit fermer les yeux. Des larmes en coulèrent, mouillant la peinture de son corps et abîmant sa matière. Alors il décida de garder les paupières closes.

Il développa son ouie. Ses oreilles déjà très grandes s’allongèrent encore davantage. Il entendit les hommes s’attaquer à ses camarades, les autres occupants du temple suspendu, tous ceux qu’il n’avait jamais vus mais dont il sentait la présence dans les autres étages. Il comprit que les humains en avaient décapité certains ou avaient arraché les yeux d’autres.

Ce fut la période la plus douloureuse de son existence, celle où son corps se vida, où le silence gagna les lieux et où il sombra dans la mélancolie.

Puis les cris disparurent, la douleur physique s’apaisa mais il garda les yeux clos.Chine 6 (33)

Enfin un jour, d’autres humains débarquèrent. Leur odeur tout d’abord lui parut inconnue. Il y avait bien sûr toujours l’odeur de terre et de poussière mêlée à la sueur qu’il avait toujours connue. Mais il y avait aussi des effluves qui ne ressemblaient en rien aux encens qui avaient brûlé à coté de lui des années durant. Ces odeurs là sentaient le propre, le savon ou le parfum. Et puis, les sons qu’émettaient ces humains là étaient très différents de ceux qu’il avait entendu jusqu’à présent. C’était à la fois dans leurs paroles, ils parlaient des langues qu’il n’avait jamais entendues, dans l’intonation de leur voix, plus question de prières et autres incantations mais des rires et des exclamations, des « oh ! » qui ressemblaient à des émerveillements, mais aussi dans leur démarche. Ces humains là avaient toutes sortes de chaussures, pas des sandales ou des bottes comme les précédents, mais des semelles molles ou encore des talons très pointus. Et puis surtout il y avait ces bruits étranges. Ils faisaient clic clic ou tzzzzz.

Alors un jour il rouvrit les yeux, juste un peu. La montagne était toujours là et ses deux acolytes devenus silencieux aussi. Des êtres humains passaient devant lui sans forcément le voir et en riant parfois. Mais une barrière les séparait désormais. Et quand l’un d’eux s’arrêtait devant lui, il le fixait quelques minutes avant de repartir. Ces humains là n’avaient plus qu’un seul œil. Ils semblaient pris d’un tic, les mains à hauteur de leur unique œil et le doigt sur une sorte de bouton dont il sortait parfois un éclair violent qui l’aveuglait.

Ces hommes là ne se prosternaient pas mais ne lui faisaient pas de mal non plus. Au contraire, ils lui souriaient et son esprit reprit de ses couleurs.

Il se jura de ne plus jamais fermer les yeux.

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